Woody Allen est un réalisateur qui ne rentre dans aucune case, pour différentes raisons : son énorme productivité (le bonhomme a dépassé les quarante longs-métrages), un style et des dispositifs artistiques qui lui sont propres, et que peu de réalisateurs modernes ont imité, mais aussi une hésitation constante entre l'humour et la tragédie. Blue Jasmine, son dernier ouvrage, est justement une tragi-comédie, une tranche de vie drôle et cruelle qui provoque un savoureux plaisir de visionnage, et qui nous remue longtemps après.
Blue Jasmine, c'est l'histoire de Jasmine, de son vrai nom Jeanette (Cate Blanchett) qui abandonne ses études d'anthropologie pour épouser le séduisant Hal (Alec Baldwin), riche homme d'affaires qui n'hésite pas à utiliser son immense fortune pour aider son prochain et pour combler son épouse qu'il aime passionnément. Enfin, ça, c'est la version officielle à laquelle Jasmine va croire pendant de nombreuses années. Jusqu'à ce qu'elle découvre la vérité : son mari collectionne les maîtresses, et, loin d'avoir utilisé son argent avec bienveillance, il a monté de gigantesques escroqueries tout au long de sa carrière. La crise économique entraîne Hal en prison, et Jasmine se retrouve ruinée du jour au lendemain. Contrainte de refaire sa vie et de trouver un travail, elle part vivre chez sa soeur Ginger (Sally Hawkins) à San Fransisco.
Ginger n'a pas exactement le même style de vie que sa soeur. Mère divorcée, elle s'amourrache d'un mécanicien un brin macho (Bobby Canavale), et vit dans un modeste appartement avec ses deux enfants turbulents. Le film démarre au moment où Jasmine débarque à San Francisco, se plaignant qu'elle n'a plus un sou, mais avouant qu'elle est venue en première classe. C'est là tout le problème de Jasmine : à force de mener la grande vie, elle a complètement perdu le sens des réalités, et il lui faudra de nombreuses claques pour se réadapter aux réalités d'une existence précaire.
Verdict ?
Personnellement, je ne suis pas un adorateur du réalisateur New-Yorkais. Je trouve que certains de ses films sont de véritables bijous (Meurtre Mystérieux à Manhattan, génial !), mais que d'autres sont largement oubliables (Maris et Femmes, la Rose pourpre du Caire). Cependant, je lui reconnais un mérite rare : il arrive à allier la maîtrise, la sobriété et l'inspiration. Un triangle que la plupart des artistes sont incapables de respecter : ceux qui laissent parler leur inspiration ne maîtrisent pas complètement leur récit, ceux qui s'appliquent à atteindre le récit parfait produisent des films qui manquent de chair, ceux qui veulent faire trop bien perdent en sobriété. Chez Woody Allen, chaque scène est conçue avec une précision d'orfèvre, et pourtant, il y a de la vie, de la passion et de la fragilité. Avec Blue Jasmine, il continue de roder son art et atteint une sorte de perfection tranquille, typique des artistes vieillissants qui n'ont plus rien à prouver.
Cate Blanchett, en femme au bord de la crise de nerfs, trouve sans aucun doute le plus beau rôle de sa carrière. Brillante, habitée par son personnage, elle risque de fort de rafler une statuette aux Oscars 2014 ! Au milieu des allers-retours entre le présent (la déchéance de Jasmine) et le passé (sa vie de princesse), la figure centrale reste Jasmine, personnage à la fois monstrueux, irritant et attachant. Si mon confrère Hunter Arrow avait détesté Black Swan en partie à cause de son personnage tête à claques, il risque d'éxecrer le film de Woody Allen ! En effet, le personnage de Cate Blanchett est un modèle en terme d'héroïne butée, qu'on a envie de baffer pour qu'elle prenne conscience de sa situation.
En plus du jeu extraordinaire de Cate Blanchett, notons la mise en scène très précise de Monsieur Allen, qui nous sort le grand jeu. La plupart des plans sont très colorés, avec des couleurs chaudes, et donnent un beau pétillement à la comédie humaine que vivent les protagonistes. La galerie de personnages que le réalisateur fait défiler devant nos yeux, bien qu'elle frise parfois la caricature, a le mérite de dresser un portrait édifiant de notre société moderne. Déjà, dans Match Point, Allen montrait un individu prisonnier du milieu social dans lequel il est entré. Même si Blue Jasmine est moins réussi, il y a toujours ce goût de la satire qui manque à la plupart des artistes d'aujourd'hui.
Les riches...
Le film est une réussite grâce à une belle conjonction de talents : interprétation sans faille, réalisation discrète mais maîtrisée, personnages bien croqués, et enfin : un grand sens du récit. La meilleure idée étant cette oscillation régulière entre passé et présent : chaque saynette du passé permet de comprendre un peu mieux les enjeux actuels, dans un film où l'histoire se réinvente sans cesse. Les flash-backs, tous d'une grande puissance picturale, dévoilent au spectateur la cage dorée dans laquelle l'héroïne a mijoté durant une vingtaine d'années. Le spectateur comprend, grâce à ces flash-back, pourquoi Jasmine n'arrive pas à changer de vie, et tombe toujours dans les mêmes illusions.
Je vous vois déjà, frêles brebis égarées, me demander : mais alors, yoyo114, peut-on en conclure que Blue Jasmine est un chef d'oeuvre ?? J'aimerais répondre que oui, malheureusement, ce n'est pas le cas. Malgré un avis largement favorable, j'ai deux réserves qui font que je n'ai pas adoré le film.
D'abord, au bout d'une heure, le film devient un peu longuet. Les deux soeurs trouvent un nouvel amoureux au même moment, et le réalisateur s'attarde un peu trop sur des histoires de sexe et de tromperies pas forcément intéressantes, qui font perdre au récit sa cohérence. Deuxièmement, le ton délicieusement satirique de la première partie se transforme peu à peu en un ton gratuitement méchant, plein d'aigreur désagréable. A mesure que Jasmine échoue à refaire sa vie, on a l'impression de voir, derrière chaque plan, le vieux Woody en train de se tordre de rire face au déclin de son héroïne.
Dommage que, arrivé à 80 ans, le réalisateur soit toujours autant persuadé que la vie est une fatalité, et qu'il se sente obligé de le rappeler au spectateur avec une étrange méchanceté. Autant, dans Match Point, l'aigreur donnait au film toute sa saveur, autant dans Blue Jasmine, on aurait aimé un peu plus d'humanisme et d'espoir.
Jasmine a beau faire, elle retombe toujours dans les mêmes illusions.
Deux petites ombres au tableau, mais quel tableau de maître ! Les baisses de rythme et l'aigreur sont heureusement trop faibles pour ternir l'ensemble du film. On retiendra notamment le plan final, sidérant et hypnotique, que le spectateur n'est pas prêt d'oublier. J'ai vu ce film le jour de sa sortie, il y a quatre semaines, et les dernières minutes me hantent encore alors que je rédige cette critique. Du grand art !
Plus dure sera la chute...
Pour conclure
On assiste à l'apothéose d'un réalisateur singulier, avec une tranche de vie assez originale dans le cinéma américain, puisqu'elle aborde frontalement la vie d'un individu piégé par un bonheur illusoire. Mais, loin d'être un film sociologico-didactico-chiantique, Blue Jasmine est juste un bon morceau de cinéma, avec des dialogues, des situations et des personnages comme on les aime. Excepté un essoufflement dans le dernier tiers, et un petit côté moralisateur dont on se serait bien passé, voilà un des meilleurs films de l'année 2013, porté par une actrice au sommet de son art.
Note : 4.25/5